Ateliers créatifs et artistiques
« L’homme qui porte les frontières » : une performance artistique au Laü !
Actualité publiée
le 12 avril 2023
Le Laü s’est récemment transformé en scène d’art moderne : déambulant le long de notre cour centrale, jusqu’à finir sur la scène du Forum des Arts, une étrange procession, composé d’un trio hétéroclite, évoluait sous les yeux d’un public happé par cette performance. La peau recouverte d’argile, méconnaissable sous son costume mélangeant couleurs, symboles et extravagance créative, une tenue dont la seule composition s’apparentait à une véritable scénographie, l’artiste plasticien Mega Minfiedi Tunga, déroulait sa création. Dans son sillage, 2 danseurs connus au Laü, Sophie (professeur de danse contemporaine dans l’association DJUDJU) et son fils Paco, aujourd’hui danseur professionnel, lui emboîtaient le pas, virevoltant au fil d’une chorégraphie processionnelle qui jouait sur les éléments extérieurs du Laü. Sous les pas de cette procession artistique, l’ordinaire devint extraordinaire : un passage piéton se fit symbole de l’interdit et franchissement de frontière, des conteneurs à poubelle, se muèrent tremplin pour les danseurs, et les franchissements des portes de notre Forum des Arts devinrent le symbole le passage initiatique à un autre âge…
C’est en partenariat avec l’association bordelaise MC2A que s’est monté ce projet de longue haleine, intitulé « Telema ». En Linguala (langue parlée en république démocratique du Congo), « Telema signifie « lève toi » ! Une injonction qui peut aussi se traduire « comme une invitation formulée à l’artiste congolais Mega Minfiedi Tunga ; invitation qui repose sur l’envie d’interroger avec lui la question des frontières en Afrique, leur origine et leur devenir. En l’accueillant en résidence, nous partageons les réflexions que suggère son travail plastique, graphique, à mi-chemin entre le dessin, le collage, la cartographie et le roman graphique. L’artiste instaure dans son travail le concept de résidence comme mode de création qui lui permet de s’isoler, de créer, et aussi d’observer avec recul les histoires et les faits de la société.1 »
Installée à Bordeaux depuis 1989 MC2A est une association qui mène des activités de création théâtrale, de diffusion et de formation artistique, réunissant des artistes, animateurs et intellectuels d’Aquitaine et d’Afrique. Le but étant l’échange entre les pays du Nord et du Sud. C’est à leur initiative que s’est monté ce projet.
A la croisée des imaginaires
« L’homme qui porte les frontières » : c’est le titre donné à sa performance par l’artiste congolais, au sortir d’une semaine passée en résidence au Laü. Une période de gestation créative au cours de laquelle ce dernier s’est isolé pour travailler à son œuvre, tout en cultivant les rencontres avec différents acteurs venus d’horizons variés, à l’instar des membres de l’atelier « frontières » dont nous vous parlions récemment dans notre article.
Comme nous le rappelait une participante de cet atelier qui s’est déroulé en amont de la résidence, « le thème des frontières évoque immédiatement en chacun des connotations ou réflexions qui lui sont propres. »
Qu’elles soient physiques ou imaginaires, tracées ou métaphoriques, extérieures ou intérieures, les frontières bordent en effet notre monde et notre imaginaire.
Un thème cher à l’artiste
Tout au long de son parcours universitaire, professionnel ou lié à sa vie, Mega s’est intéressé à « la ville », ou plutôt aux villes, à leurs formes, leur identité, leurs dynamiques. « Sculpteur de formation, j’ai commencé mes études aux beaux arts de Kinshasa. Bien que très riche, l’enseignement y était très académique et codifié, figé dans le temps depuis les années 50. En passant mon master à Strasbourg, j’ai découvert un enseignement plus ouvert, où l’on partait des envies créatives des étudiants et non des étudiants eux-mêmes pour la pédagogie. Cette liberté créative était grisante. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’intéresser au concept de ville, notamment à ces villes dans les villes, faites de tôle et de bétons, les bidonvilles. Plus généralement, je m’intéressais à l’aspect organique des villes, leurs organisations, leurs différentes formes, les nombreuses vies et parcours qu’elles abritent. Quand on dort, tout le monde partage le même sommeil, mais on se réveille dans des lieux et des vies bien différente. Vivre à Kin (Kinshasa) c’est déjà une performance en soi ! s’amuse l’artiste. Chercher son pain, vivre façon « article 15 » (une expression renvoyant au système D, à la débrouille avec ce que l’on a), osciller entre vivre et survivre mais aussi baigner dans une effervescence permanente, un torrent de vies, la solidarité de tous, la famille, autant d’aspects qui traduisent l’identité changeante de « Kin », ses multiples facettes.
Bien que différentes par bien des aspects, on retrouve pourtant beaucoup de liens entre Kinshasa et d’autre grandes villes. Mes études et mon parcours m’ont offert de découvrir ces métropoles, autres que Kinshasa dans le monde entier, sur tous les continents, et avec elles les autres modes de vie qui les irriguent. Des découvertes qui ont nourri ma réflexion et ma créativité, mon envie artistique de porter un regard sur l’urbain.
Franchir les frontières
« Quand on se penche sur la ville, on touche à une multitudes de thématiques sociétales, historiques, géographiques, philosophiques etc.. telles que la question du genre, des modes d’être au monde, de l’organisation ou la hiérarchie en société, de la liberté ou des mouvements des individus.
Ce que je propose en terme de productions artistiques, sont des formats qui ne rentrent pas dans les galeries… Si je me définis comme artiste, mon travail se nourrit aussi du milieu universitaire, et notamment de la sociologie. Par exemple l’anthropologue Dominique Malanguais qui travaille sur les problématiques liées à la ville africaine a nourri mon travail mais s’est aussi nourri du mien. C’est quelque chose que j’aime faire et la performance est l’une des formes d’expression artistique qui m’offre de traduire cette posture et ce regard.
Appréhender le concept de frontière n’est pas facile compte tenu de la richesse polysémique du terme, qui recoupe de nombreuses perspectives et problématiques. Mais c’est un axe créatif fertile. Comme je l’ai fait tout au long de mon parcours d’artiste, j’ai aimé rencontrer les personnes venues de tous horizons pour cet atelier. Thérèse, Paco et Sophie (tous 3 participant à la performance, Sophie et Paco étant les danseurs qui suivaient Mega sur son parcours, NDLR) ne sont pas des plasticiens professionnels, mais la frontière est un concept qui leur parle, qui parle à tous. Qu’elles soient arbitraires, artificielles ou naturelles, les frontières existent entre les gens. Ces frontières ne sont pas forcément fixes, elles peuvent aussi bouger, changer, se transformer ou nous transformer.
« L’homme qui porte les frontières »
« La performance implique une certaine « douleur », il faut donner de soi, on accouche de quelque chose, on implique notre corps, l’art est inscrit dans notre chair, explique Mega. Cette performance prend ici la forme d’un parcours, elle se donne à voir en mouvement, elle n’est pas fixe. Mon corps devient un support artistique, comme une toile, je deviens la frontière, une frontière qui appelle à être franchie. C’est comme ça que devraient être appréhendées les frontières, comme une porte et non un mur. »
Tout au long de la semaine de résidence, Mega s’est attelé à la création d’un costume haut en couleur, portant sur lui des panneaux de circulation et des barrières confectionnées avec du fil de fer, bariolées de chaussettes symbolisant « les pas de ceux qui rentrent et qui sortent, les traces fixes de tous ces passages, ces vies, ces moments, ces histoires ». « En portant cette « robe -barrière », je symbolise alors cet obstacle. Derrière moi, les danseurs (Paco et Sophie) contrastent, par leurs mouvements et leur liberté, avec ce mur, questionnent cette frontière, ils donnent à voir leur souffle de vie et leur déplacement au fil des frontières. Des humains qui se déplacent et invitent les gens à participer à l’expérience de façon vivante, à franchir eux aussi une frontière. »
1 : extrait de la présentation officielle du projet Telema par l’association MC2A.